Edward Burtynsky
Interview du 19 mai 2004 à Imageworks, 80 Spadina avenue, Toronto.
© Bruno Chalifour.
[Rendez-vous
vers midi au bureau d’Edward Burtynsky, le 19 mai 2005 en plein «
Contact », le festival photographique annuel de Toronto comprenant
quelques dizaines d’expositions dans toute la ville. Sa secrétaire me
désigne un poste informatique sur l’écran duquel apparaissent les
images que le photographe, qui rentre tout juste de Chine, y a
récemment prises. Autour de moi deux assistants s’occupent sur des
traceurs grands formats d’où sortent des images géantes d’usines
chinoises : photographies d’industrie textile qui évoquent par leur
cadrage et sujet celles d’un autre siècle, d’un autre photographe du
continent nord américain, Lewis Hine (Burtynsky acquiescera au
parallèle que je lui confie). Là, le passé industriel à l’européenne,
ici, un paysage qui trahit une technologie des plus récentes : la Chine
de Burtynsky est celle des contrastes industriels. D’autres images me
sont présentées¬–trois années de travail photographique intense en
Chine engendrent une production certaine–, celles d’une industrie
métallurgique où se mêlent paysage post-industriel témoin d’une
production et de méthodes déjà là aussi obsolètes, et nouveaux
développements qui font de la Chine la première puissance métallurgique
mondiale. Cette position a été acquise par le recyclage des rebus
métallurgiques et industriels du monde entier, et un besoin domestique
sans cesse croissant d’acier. Puis viennent des photographies faites
dans des usines d’industries alimentaires, comme cette usine d’abattage
et de préparation de volailles où s’alignent à perte de vue des
employés tous et toutes revêtus d’uniformes roses, comme des crevettes
à un rayon poissonnerie. Comme on le devine rapidement, c’est le
caractère extraordinaire au sens littéral du terme, presque surnaturel,
la dimension gargantuesque, sublime, des réalisations humaines modernes
qui fascinent Edward Burtynsky. Sa fascination n’est pourtant ni
naïvement émerveillée, ni morbide, il est simplement le témoin du
meilleur et du pire. Son sujet de prédilection, depuis des années,
depuis une enfance passée entre hauts fourneaux, usines pétrochimiques,
et centrales électriques le long des côtes du lac Ontario, à l’ouest de
Toronto, c’est le caractère sublime de la production industrielle
humaine, un sublime tel que le définirent Longimus, et plus tard en
Angleterre, Edmund Burke. Le sublime est défini ainsi par un sentiment
dont l’origine est le spectacle de paysages naturels aux dimensions
sur- voire inhumaines, des paysages dont la beauté génère à la fois
chez le spectateur une admiration sans borne et un sentiment rampant
d’effroi, un respect extrême fondé sur l’esthétique et la dimension
écrasante de la chose contemplée. A notre époque, et ce malgré le
rappel régulièrement fait aux hommes des forces « sublimes » de la
nature au travers d’avalanches, de tremblements de terre, de tsunami,
les créations humaines tendent aussi au sublime, à commencer par la
fission nucléaire. Les hommes ont toujours été fasciné par les
démonstrations de puissance, même destructrices. Après les deux
désastres humains de l’été 1945¬–désastres militaires et civils qui ont
sans doute épargné d’autres vies¬¬–n’était-il pas quasiment devenu un
honneur d’être invité à quelque test nucléaire à French Flats au sud du
Nevada par exemple ? Là aussi les photographies d’époque témoignent des
faits. L’homme occidental est devenu urbain, le sublime est donc devenu
industriel.
Le sublime « naturel », on le retrouvait dans les
immenses tableaux des peintres américains du XIXième siècle, ceux de
l’École de l’Hudson, dans les photographies à la chambre 18 inches par
22 inches (47,5 cm x 55 cm, un format de négatif, sur plaques de verre
à l’époque, qualifié de « Mammouth ») des photographes de l’ouest
américain après la Guerre de Sécession (les O’Sullivan, Jackson, Bell,
Fiske, Muybridge et autres Watkins). Il ne faut pas oublier, bien
évidemment, les images de leur successeur dont le nom outre-Atlantique
vient au lèvres bien avant celui de Doisneau ou Cartier-Bresson : Ansel
Adams. Comme le lecteur l’aura deviné, Edward Burtynsky s’affirme en
héritier contemporain de cette tradition. Comme Ansel Adams, il sait
donner aux paysages qu’il photographie une dimension réfléchie et
humaniste, agrémentée même, récemment, d’une pratique pédagogique et
militante.
Alors que fasciné je contemplais à l’écran, et en
avant-première, les résultats scannés de la toute dernière campagne
chinoise du photographe—Burtynsky photographie toujours à la chambre 10
cm x 12,5 cm (4x5 inches) et en couleur—je fus invité dans son bureau.
Passées les premières minutes en sa compagnie, deux choses dans le
décor de la pièce retinrent mon attention. Devant une des deux vastes
fenêtres dominant Spadina avenue, une des artères principales de la
capitale économique du Canada, celle qui constitue la limite ouest du
centre ville proprement dit, une boule argentée, métallique de près de
20 cm de diamètre flotte suspendue en l’air, sans aucun soutien
visible, au-dessus d’un socle. Sur le mur qui fait face aux fenêtres,
un vaste tableau de gouache, aquarelle représente de façon épurée, un
puissant cargo. Burtynsky a plusieurs fois confié, lors d’autres
interviews, comment enfant il regardait passer les immenses navires qui
remontaient le canal Welland près de Saint Catherines (Ontario), à deux
pas des chutes du Niagara (sublime quand tu nous tiens !), et amenaient
les matières premières nécessaires aux chaudrons à la fois sataniques
et producteurs de confort moderne de l’industrie ontarienne. C’est
l’embauche que fournissait cette industrie qui avait motivé
l’établissement de ses parents juste émigrés dans cette région ; c’est
elle qui fournira ses premières expériences professionnelles au jeune
Burtynsky. De son père amateur photographe, le jeune Edward gardera le
goût de la pratique photographique, du décès d’un voisin, il héritera
d’un laboratoire noir et blanc à domicile : étrange dualité.
Prédestination ? Le monde d’Edward Burtynsky est essentiellement un
monde d’hommes au travail dans un univers de production dont l’échelle
semble toujours les menacer d’un anéantissement possible, une précarité
et résilience de fourmi dans un monde disproportionné.
La
couleur : au-delà du sujet et de l’ordonnancement précis d’une infinité
de détails dans ses images, Burtynsky, c’est aussi une utilisation à la
fois calculée et viscérale de la couleur. Si l’on ferme les yeux après
une exposition prolongée à l’œuvre du photographe, ce sont sans doute
les noirs, les ocres, les rouges, la rouille que l’on retiendra, même
si sa palette est infiniment plus variée et plus subtile. Ce sont les
oranges des trains, comme des maquettes, le long des cicatrices que les
hommes ont créées au flanc de montagnes d’ocres et de vert ; le rouge
fluorescent des limons aurifères sur lesquels se reflètent les rayons
bas d’un soleil de douce apocalypse ; le crépuscule des géants
pétroliers sur les rivages d’Asie . La rouille est souvent présente
chez Burtynsky comme dans ses récents clichés d’espaces sidérurgiques
chinois abandonnés—autant de « cages à âmes », pour reprendre le titre
d’une chanson et d’un album commémoratifs du chanteur britannique Sting
(Soul Cages), que la photographie de Burtynsky s’attache à décrire.
[Interview traduite de l’anglais par l’auteur.]
BC : Edward Burtynsky, pour quelle raison, et dans quel but, photographiez-vous ?
EB
: Pour moi, la photographie est une fenêtre ouverte sur le temps
humain, plus c’est aussi une archéologie du temps. Par exemple, ma
série des carrières mettait en évidence à la fois les différentes
époques d’exploitation des carrières, et le temps géologique. La
surface de la roche était recouverte de différentes substances. Les
ouvriers de la carrière pouvaient lire les traces de certaines
substances comme autant d’informations qui leur disaient la période à
laquelle cette section de la carrière avait été exploitée., ceci en
fonction du type de méthode d’extraction employée, des traces que les
outils ou les explosifs avaient laissées. Dans les années 1950, par
exemple, ils utilisaient des dérivés pétroliers.
BC : Comment pouvez-vous sans cesse continuer à apprendre à travers votre pratique de la photographie de paysage ?
EB
: Les photographes sont curieux par nature. Il y a comme une énergie,
un sentiment d’urgence, qui les pousse sans cesse vers et dans le
monde. Cette exploration est très utile pour une meilleure connaissance
du monde et de soi-même. Être photographe pousse à être témoin et à
témoigner. Mon projet photographique en Chine m’a apporté une
expérience irremplaçable.
Un des gains de cette curiosité du
photographe, il me semble, le conduit à forcer, dans un sens positif
même si parfois il y a des abus, l’accès aux gens, à l’information, aux
endroits où la plupart des gens n’ont pas accès. Elle le pousse
également à se forcer.
Pour ce qui de gagner l’accès aux choses,
il est certain que pour mon travail en Chine il me fallait avoir accès.
Les dirigeants ou responsables de certaines usines ont peur de la
photographie. Cependant le fait même de vouloir photographier, de
montrer un intérêt, ouvre l’accès aux choses. Le fait de faire une
photographie, et de la montrer provoque des rencontres, les force. Pour
avoir accès aux lieux, je rencontre les décisionnaires et j’ai tendance
à faire appel à leur sens de l’histoire, de l’échelle extraordinaire de
ce qu’ils font, des lieux où ils travaillent. Je m’attache en général
aux exemples les plus remarquables, les plus extraordinaires, je
m’adresse aussi à leur fierté. Je leur demande si cela les tenterait
de faire partie de mon projet photographique. Je les questionne sur les
détails techniques de leurs installations, de façon à mieux comprendre
les lieux, à rendre mes photographies plus intelligentes. Ensuite je
choisis des exemples à la limite de l’extrême, mais qui conservent un
potentiel métaphorique. Avec le temps, il m’a fallu définir des
paramètres pour mes projets. Je cherche l’endroit, le point de vue et
le moment à la limite du surréel où le paysage « se présente ». Par
exemple, j’ai cherché la plus grosse des usines de système d’air
conditionné en Chine et au monde. Une fois sur place, vous êtes dans
une grosse boite. Pourquoi cette boite là ? Faire une photographie dans
ce contexte, une photographie qui doit aussi susciter une réponse
esthétique, c’est beaucoup plus dur que de travailler à partir d’un
paysage naturel. En Chine, il me fallait constituer un ensemble
d’images qui exprime aussi mon sentiment sur cette expérience.
En
un premier temps, il faut résoudre un problème, un défi, visuel. Les
dix premières années de ma carrière m’ont appris à organiser des
scènes complexes, en faire des images qui fonctionnent, qui
communiquent. En 1990-91, tout a commencé avec la réalisation qu’à tout
immeuble construit, toute structure bâtie, correspondait un volume
identique, négatif, extrait de la terre. Je commençais donc à
m’intéresser aux carrières, un endroit où les pierres sont extraites
sous forme de cubes, une par une, dans une dynamique inverse de celle
des bâtiments qui se construisent pierre à pierre. Je me mis donc à la
recherche de carrières, les plus grandes, à la recherche de la
dimension « sublime ». De cette recherche est née ma série sur les
carrières. Elle part sans doute de ma fascination pour la puissance,
l’inscription dans la durée, d’une durée presque intemporelle une fois
mise à l’échelle humaine, intemporelle car excédant la vie d’un homme.
Ma première approche d’un site se fait au moyen format, une prise
de repères en quelques sortes. Puis j’y retourne avec une chambre 4x5.
Le travail s’étoffe, à ce stade c’est lui qui me guide. Mon langage est
celui du lieu, de l’espace considéré. Le type de film et de papier que
j’utilise est défini par le sujet, le lieu, leur « espace coloré ».
Après plus de vingt-cinq ans de pratique, j’ai développé mon propre
vocabulaire. La photographie exprime quelque chose du monde, quelque
chose sur le monde. Le choix le plus difficile consiste à définir son
sujet, savoir en quoi ce sujet a du sens dans le contexte de l’œuvre.
BC : Que pensez-vous avoir à dire sur le monde ?
EB
: Avant d’aller plus avant, je voudrais rappeler que la photographie
est avant tout le résultat d’un jeu formel, formel et signifiant, avec
le monde. A cette époque [début des années 1990], je réalisais que le
paysage naturel n’allait pas m’apporter ce que je recherchais. Il ne
correspondait plus à l’époque, au monde dans lequel je vis. Quand j’ai
réalisé cette évidence, j’ai éprouvé un certain regret à ne pas vivre à
une époque où le paysage naturel s’imposait. J’aurais voulu être
Carleton Watkins, à l’image de ces tirages 45 cm x 55 cm exposés à une
rétrospective de son œuvre que je venais de voir au Metropolitan Museum
de New York. Au sortir de l’exposition, prolonger cette œuvre avec le
vocabulaire et la culture visuelle d’aujourd’hui s’imposait. Le contenu
de photographies, l’information objective et subjective qu’elles
véhiculent, peut participer de nos décisions. La création et la
contemplation de photographies nous permet de nous isoler de la
trépidation du monde. Cependant la photographie de paysage était devenu
un genre décliné ad nauseam sur le mode illustratif, le genre paysage
de calendrier. J’étais aussi tout à fait conscient du travail des
Nouveaux Topographiques [New Topographics, une exposition organisée en
1975 au Musée George Eastman de Rochester par William Jenkins
réunissant 10 photographes posant un regard distant voire critique sur
le nouveau paysage américain]. La photographie des « non-lieux »,
l’anti-photographie de calendrier m’intéressait mais ce qui me
fascinait c’était les paysages industriels. J’avais travaillé en tant
que mineur, et en tant que monteur dans l’industrie automobile pour
payer mes études universitaires. Cette expérience de l’échelle de ces
industries m’avait fait réaliser à quel point nous, en tant que
consommateurs, étions étrangers à ce gigantisme. De par mon expérience
je pouvais établir des ponts entre ces deux mondes. Les images que je
commençais à produire pouvait se lire de manières différentes, en
fonction de qui les lisait. C’était comme des tests de Rocharch.
Par exemple, je me souviens d’une fois où, dans le Vermont, je voulais
échanger mes photographies contre des pierres pour ma maison.
J’effectuai une sélection de ce que je pensais être mes meilleures
images de cette carrière. En fait je me suis rapidement rendu compte
que ce n’étaient pas celles qui intéressaient mon auditoire. Ils
étaient des spécialistes de la carrière et voyaient, cherchaient dans
mes images des informations dont je n’étais pas conscient au moment de
la prise de vue. Leurs choix s’opéraient en fonction de leurs critères
de spécialistes, de leurs expériences, de leurs vécus. Les clichés de
zones d’extraction abandonnées, des zones qui me fascinaient par leurs
traces, n’étaient que de tristes spectacles pour eux. La photographie
ne communique pas un sens figé. Elle est plus ouverte en cela que
l’écrit, plus ambiguë aussi.
Pour en revenir à ma photographie
et à ce que « j’ai à dire sur le monde », c’est plus une affaire de
point de vue. Je me place toujours du point de vue du résultat, de
l’impact de l’industrie sur l’environnement. Ma photographie se situe à
l’interface entre l’homme et la nature. Ce qui m’intéresse, c’est la
transformation des paysages, leur reconversion en terrains « vagues »,
l’échelle toujours augmentée des moyens dont l’homme dispose pour
exploiter le milieu naturel, en extraire ses ressources, et les
conséquences de ces activités à l’échelle de la planète. Les entrepôts
de matières à recycler forment des paysages effarants. Ce sont les
nouvelles mines urbaines, et la Chine l’a bien compris qui importe tout
ce que nous rejetons pour le recycler. Ce qui m’intéresse à présent
c’est la durabilité des ressources et de leur exploitation, et la
viabilité des industries. Mes paysages de produits en cours de
recyclage ont une sorte de fonction rédemptrice, pour moi comme pour le
spectateur [pour qui elles sont aussi une prise de conscience et un
avertissement]. Souvent cependant, les gens se méprennent sur mes
intentions. Ils réalisent ce dont ils sont responsables en tant que
consommateurs et prennent mes images pour des dénonciations. Je ne fais
que témoigner ; la taille de mes tirages permet de donner à la fois un
certain niveau d’abstraction et, si l’on va au détail, une information
sur ce qui constitue ces formes abstraites et qui exprime mon point de
vue. Je suis d’accord avec l’analyse de mon travail qui le définit par
une exploration du sublime industriel. Je collecte des preuves de
l’activité de cette espèce que l’on appelle « humaine». Au cours de
cette approche, je m’autorise au détachement. Ce détachement m’est
aussi utile pour regarder mon propre travail. La taille de mes tirages
est un choix qui permet l’importance du détail dans l’image. Le
détachement que facilite l’emploi de la chambre grand format [image
formée sur une surface plane, le verre dépoli, à l’envers] me permet
même de me détacher de moi-même.
BC : A ce stade comment définissez-vous votre propre notion de désir ? …d’être humain ?
EB
: Mon travail me permet de mieux comprendre la condition humaine, de
voir, à travers la production industrielle et ses conséquences, ce que
c’est qu’être humain au vingt-et-unième siècle. C’est un peu comme la
théorie des archétypes de Jung. Mes images renseignent sur ce que c’est
d’être humain dans une société occidentale capitaliste. Il y a une
communauté de valeurs, d’idées que toute une culture embrasse. Les
images peuvent avoir des résonances qui vont au-delà de la simple
représentation, tout comme le Moby Dick de Melville. L’échelle des
choses dans leur réalité, ou représentées, joue un rôle important. Un
des premiers artistes modernes à avoir compris la résonance des choses
au-delà de leur représentation est sans doute le peintre Caspar
Friedrich.
BC : Puisque nous en sommes à Moby Dick, comment, en
tant que spectateur, devons-nous apprécier votre relation avec les
navires ? [De la série sur les démolisseurs de pétroliers au Bengladesh
aux chantiers navals de Chine]
La notion de sublime était liée
au paysage naturel (les Montagnes Rocheuses, les Andes, les Alpes, …).
Cette notion a évolué. L’internet est sans doute une nouvelle
définition du sublime par l’infinité de possibilités qu’il propose. Le
sublime réside sans doute à présent dans l’expansion continuelle de la
révolution industrielle, de l’ère informatique, de la recherche en
biologie. Personne ne contrôle vraiment cette évolution. C’est comme
une nouvelle boite de Pandore. Tout évolue vite, trop vite, et personne
n’a vraiment le temps de s’intéresser à cette évolution. Il y a trop de
distractions. Il y a un nouveau sublime. Les progrès technologiques
font de nous des nains. Nous nous protégeons du sublime précédent quand
déjà le nouveau sublime nous submerge.
Pour en revenir aux
navires, enfant je me promenais le long du canal Welland et j’admirais
les navires extraordinaires qui l’empruntaient. C’étaient les objets
les plus extraordinaires que j’aie jamais vu. Ensuite j’ai aussi vu
les ateliers qui les produisaient. Puis, des années plus tard, j’ai
écouté une émission radiophonique sur l’Exxon Valdez et sur la
catastrophe écologique qu’il a occasionné. Les pétroliers à coque
simple allaient être remplacés par d’autres à coque double. Les
premiers allaient donc être mis à la retraite. Les ateliers de
démantèlement se situaient en Inde et au Bengladesh. Je n’avais pas
accès aux sites indiens, je suis donc allé au Bengladesh. Je me suis
retrouvé dans un univers Lilliputien, un monde où les hommes étaient
réduits à l’état de nains par un univers qu’ils avaient créé. Pour
rendre compte de cet état des choses, il m’a fallu inclure des hommes,
ou des échelles dans mes images, un peu comme le faisaient les
photographes de l’ouest américain au dix-neuvième siècle. Sur les
plages du Bengladesh je me retrouvais dans un monde digne de Dickens.
Les énormes pétroliers étaient démontés pièce à pièce, à la main.
C’était comme un voyage dans le temps, mis à part le fait que ces
navires géants étaient devenus les mines de fer du pays. Visuellement
c’étaient une extraordinaire aubaine par la qualité des textures, la
déclinaison des rouges, des bruns et des ocres. L’apparence brute,
résultat d’une évolution entropique des objets industriels, créait des
possibilités visuelles extraordinaires. On se serait cru dans un autre
monde. Le décalage a une fonction importante comme générateur
d’imaginaire.
Mon but est toujours de réaliser des images que
je ne me lasserai pas de regarder, une œuvre avec un sens, une œuvre
avec une résonance, qui suscite un dialogue plus large.
Le fait
d’avoir des enfants a aussi un extraordinaire impact sur notre vision
du monde tel qu’il est, et du monde tel que nous le désirons pour nos
enfants. Ma vision des choses est devenue plus diachronique, et, par
voie de conséquences, je suis devenu beaucoup plus conscient de
l’importance de la durabilité des activités. Nous devenons
dangereusement déconnectés de la nature et des processus naturels. Il
y a toujours chez l’homme cette fascination du pouvoir et de la
puissance, ce désir de maîtriser, contrôler l’espace qui l’entoure, le
temps même. En Chine ces dernières années ces notions atteignent des
proportions jusque là inégalées. Les conséquences, elles aussi, sont
inégalées. Le Fleuve Jaune est à sec la moitié de l’année. 50% des
rivières et fleuves sont dangereusement pollués. Mon projet en Chine
d’abord centré sur le barrage des Trois Gorges était de me rapprocher
d’une puissance surhumaine, proche de la puissance brute. Le projet du
barrage est titanesque, fruit d’une volonté humaine de déplacer et
transformer un paysage en masse, un paysage et donc des hommes. Les
droits de l’homme en Chine y sont au moins autant en danger que
l’environnement. D’un autre côté, la politique occidentale vis-à-vis du
pétrole est criminelle, d’autant plus au sud de la frontière
canadienne. Les choix du gouvernement Bush poussent, obligent à sortir
de sa réserve et à exprimer son indignation.
C’est là que la
bourse TED(*) qui m’a été accordée l’année dernière par la fondation
Sapling (Californie) va me permettre de promouvoir une autre idée du
futur. Le prix de $100,000 et les trois « souhaits » qui m’ont été
accordés vont se dérouler de la manière suivante :
- une
campagne publicitaire prônant l’idée de conscience et de protection de
l’environnement le « jour de la terre » (22 avril 2005), ainsi que la
création d’une banque d’idées sur la durabilité (www.worldchanging.com).
-
un premier projet « In My World » qui s’adresse aux élèves du continent
nord américain et qui a pour but de promouvoir l’idée de durabilité.
Afin de développer une prise de conscience de la génération future, des
appareils numériques seront distribués dans les écoles, collèges et
lycées sur le thème « comment le faire mieux ».
- la réalisation d’un film I-Max à partir de mon travail photographique.
BC : D’autres projets photographiques ?
EB
: En un premier temps, bien évidemment, exploiter le résultat de ma
campagne de Chine : trois expositions prévues pour l’automne 2005 et un
nouveau livre, In Glory’s Wake : China’s Industrial Revolution [Dans le
sillage de la gloire : la révolution industrielle de la Chine], publié
par Steidl.
Pour plus de renseignements voir www.edwardburtynsky.com .
Le Mois de la Photo à Montréal 2005,
9ième édition - © Bruno Chalifour
Le Canada propose trois centres principaux aux amateurs de photographie. Tous les trois sont situés dans la moitié est du pays : Ottawa, la capitale politique avec la Galerie Nationale qui inclut le Musée Canadien de la Photographie Contemporaine ; Toronto, la capitale économique avec son festival annuel « Contact » en mai, ses galeries privées et l’AGO (Galerie d’Art de l’Ontario) ; et Montréal avec son Mois de la Photographie. En fait Montréal peut quasiment prétendre à un statut de capitale canadienne de la culture par le nombre de ses festivals : photographie donc, mais aussi danse contemporaine, jazz, film, théâtre,…. A cela il convient d’ajouter une forte activité universitaire dans les domaines artistiques avec l’UQAM (Université de Québec à Montréal), Concordia, et McGill (université anglophone). Toutes les trois sont des partenaires du Mois de la Photo tant par le prêt d’espaces d’exposition que par la participation active de leurs enseignants et étudiants. Côté institutionnel Montréal compte aussi, et entre autres, un Musée des Beaux Arts, un Musée d’Art Contemporain, plusieurs centres culturels, galeries privées ou à but non-lucratif. L’une d’elle, VOX, fut en fait l’instigatrice du Mois de la Photo et le dirigea jusqu’en 2002, date à laquelle le festival prit un statut indépendant, avec une équipe réduite mais très active, avec un directeur administratif, Chuck Samuels, qui conserve toujours son humour et son efficacité quelque que soit le niveau de stress.
Tous les deux ans Montréal offre au Québec son Mois de la Photo. 2005 a vu la neuvième édition du festival se dérouler du 8 septembre au 10 octobre sous la houlette de Martha Langford, historienne de la photographie, enseignante à l’université de Concordia, commissaire d’exposition, ancienne directrice fondatrice du musée canadien de la photographie. Image & Imagination était le thème général retenu tentant de « mettre en lumière un aspect négligé de l’expérience photographique : la vie d’une image dans l’esprit du spectateur »–idée certes originale mais donc la résolution ne semble, et ne fut pas, des plus évidentes. Certes, il est vrai que l’intérêt, la beauté d’une œuvre résident toujours, au bout du compte, dans le regard du spectateur, cependant chaque spectateur, en dépit d’un fond culturel plus au moins partagé, a, par rapport à une œuvre donnée, une approche et une réponse qui lui sont propres. Comment peut-on rendre compte de la vie d’une image dans l’esprit du spectateur, en tant qu’expérience personnelle ou par une compilation de témoignages, ce qui devient un exercice ayant plus trait à l’anthropologie, la psychologie, ou la sociologie qu’à une pratique artistique. De fait, et que l’on se rassure, les expositions montraient des vues et approches artistiques idiosyncrasiques (individuelles) qui ne fournirent sans doute que peu de réponses au prémisse du festival.
Au delà de ce thème central, le Mois en déclinait de la manière suivante en trois rubriques : « Visées de l’imaginaire ; Refléter le soi, rejouer l’autre ; et Une façon de fermer les yeux. Visées de l’imaginaire ouvre toutes grandes les fenêtres de la perception. La vue et les autres sens sont ici stimulés par des oeuvres qui sollicitent tout le corps. Refléter le soi, rejouer l’autre remet en question les frontières sociales et spatiales. Les spectateurs sont invités à imaginer leurs rôles face au passé, au présent et à l’avenir de la planète. Une façon de fermer les yeux pénètre le monde de l’invisible, des fantômes et autres phénomènes d’apparition. La participation du public y est cruciale, puisque ces images ne peuvent se matérialiser sans l’imagination du spectateur.”
Le programme 2005, en plus de quelques 26 expositions incluant la participation de près d’une centaine d’artistes, offrait une fête d’ouverture le 8 septembre, des vernissages en présence de nombreux artistes du 8 au 14 septembre, des conférences d’artistes, des visites guidées et un colloque de deux jours ouvert au public les 22 et 23 septembre. La soirée du vendredi 9 septembre rendit hommage à l’importante participation des femmes artistes cette année. Répondant à un cahier des charges co-défini par le festival et ses financeurs publics (Ville de Montréal, province de Québec, état fédéral), une vaste majorité des participants étaient canadiens, une décision qui permet à tout visiteur canadien ou étranger d’apprécier non seulement la réalité mais également la diversité de la production photographique canadienne. Le Mois, en collaboration avec VOX et l’UQAM, proposa deux rétrospectives d’artistes conceptuels canadiens de réputation internationale utilisant la photographie, Michael Snow et Iain Baxter. De Savona de Michel Campeau aux Irradiations de Denis Farley, en passant par Marc Audette, Diane Borsato, Evergon, Michael Flomen, Rafael Goldchain, et Arthur Renwick, entre autres…, la photographie créatrice canadienne est bien vivante. La qualité de ces productions n’avait rien à envier à celle des illustres invités étrangers, de la série des places de parkings libres de Martin Parr (présent durant la semaine d’ouverture), aux photographies des Carolee Schneeman, Tracey Moffatt, Shana et Robert Parke-Harrison, Glenn Sloggett, Karen Brett. La seule représentation française consistait en un travail iconoclastique d’invention d’une ville fictive, Glooscap, par Alain Bublex, exposition à laquelle il faut ajouter les travaux de nouilles de Jian-Xing Too. On peut regretter ici qu’un festival international canadien certes, mais québécois aussi, accorde aussi peu de place à la photographie française et plus généralement francophone. Indubitablement, les choix d’une commissaire d’exposition parfaitement bilingue certes mais de culture anglophone ont dû peser. A ce titre il était intéressant de noter que la quasi totalité des interventions en français étaient traduites en anglais, que les photographes canadiens francophones s’exprimaient souvent en anglais, mais que la démarche inverse était loin de s’opérer. Ayant aussi fait l’expérience de Contact à Toronto, où systématiquement rien n’est traduit en français, je peux comprendre l’exaspération québécoise parfois exprimée à l’encontre des pratiques linguistiques des concitoyens en régions anglophones !
Sur un plan encore plus subjectif, je voudrais ici m’arrêter sur quelques découvertes ou coups de cœur de ce festival.
Tout d’abord le travail fantastique et philosophique du couple américain Shana et Robert Parke-Harrison exposé à la cité des arts du cirque, Tohu. Ce travail est extrait de leur série Le frère de l’architecte où Robert, « monsieur tout le monde », intervient en costume classique sombre dans un paysage que son frère, l’architecte, a dû créer mais qui n’est pas sans défaut. Robert invente donc des machines naïves et élaborées, faites de bric et de broques, et s’atèle à la tâche illusoire de réparer les oublis et bévues de son créateur de frère, le tout dans des paysages onirico-fanstastiques en noir et blanc. La maîtrise technique et l’esthétique poétique déployés sont telles que leur œuvre est sans doute inégalée dans l’histoire de la photographie.
Le centre d’art d’Amherst présentait, avec les travaux de Susan Butler et Lindy Lee, une série, Toujours au chapitre des constats des maux de ce monde, le centre des arts Saidye Bronfman recevait les œuvres de Noritoshi Hirakawa, Anna Palakunnathu Matthew, Michael Ensminger, et Rafael Goldchain. Ces deux derniers artistes ont des démarches qui semblent à l’opposé l’une de l’autre mais par juxtaposition se complètent en fait. Michael Ensminger propose une série d’images noir et blanc de type « snapshot » ou instantanés pris sur le vif d’un homme, lui-même, à l’apparence de clochard, debout sur le trottoir ou le côté d’une grande rue passante. Il tient un panneau de carton au niveau de son ventre sur lequel on peut lire quelques mots, à chaque fois différents, qui prennent le contre-pied de la situation et en même temps, par ce biais même, dénoncent les travers de la société nord-américaine et avec elle tout le modèle occidental après la chute du mur de Berlin. Les exemples sont du type : « J’accepte les stocks options », ou «Mon fils est au tableau d’honneur de son école », « Soutenez nos troupes », ou encore « J’ai perdu 28 kilos, demandez moi comment ! », « Consommez ! » Le travail de Rafael Goldchain consiste en une série de portraits d’homme et de femmes, un alignement quelque peu stéréotypé de personnages juifs, hommes et femmes, qu’il a reconstitué en utilisant son propre visage comme matière première et en le confiant aux soins de maquilleurs. Pris à la Harcourt, l’effet est saisissant et comique. Une autre série fascinante est celle d’Arthur Renwick, descendant des Premières Nations (Amérindien) lui-même, l’artiste rend hommage aux chefs et guerriers qui se sont rendus à Washington pour signer le traité de Fort Laramie en 1868. Chaque panneau vertical est composé pour sa moitié inférieure, d’un paysage des plaines du Dakota du Sud. La moitié supérieure consiste en une feuille d’aluminium percée d’un large signe de ponctuation au travers duquel on peut voir la feuille de cuivre placée en fond. Aluminium et cuivre sont les deux métaux qu’extrait la plus grosse compagnie de minerai canadienne dans le centre et l’ouest du pays, employant les populations autochtones qu’elle chasse de leur territoires traditionnels. Le père de l’artiste, et Renwick lui-même, ont travaillé pour cette compagnie. Renwick senior comme un grand nombre de mineurs y a perdu sa santé, un problème en partie dû aux conditions insalubres de travail. Les signes de ponctuation sont ceux qui ont été modifiés dans le traité, en changeant le sens au profit du gouvernement américains et des industriels qui poussaient à l’expansion et l’exploitation des territoires de l’ouest. La série de photographies disposées sur les murs d’une petite salle lui donne une atmosphère de recueillement et solennité intense. A l’opposé de ces artistes soumis à des préoccupations altruistes, l’anglaise Karen Brett présentait une étonnante série à la galerie Powerhouse, The Myth of Sexual Loss (Le mythe de la perte de sexualité).De grandes photographies carrées en couleur montrent des gros plans de personnes âgées s’adonnant aux plaisirs du sexe. Karen Brett est infirmière et artiste. Son observation des personnes âgées l’a conduite à réaliser des images justes et fortes qui questionnent nos idées reçues et les quasi tabous en la matière de notre culture. Ce que tous ces artistes ont en commun c’est un sens aigu de l’adéquation de la forme et du fond, l’utilisation judicieuse de l’esthétique photographique à des fins d’expression et de communication, de l’engagement de l’artiste dans le monde qui l’entoure sans pour cela tomber dans la propagande et y perdre son art. A cette liste on pourrait également ajouter les œuvres de deux artistes canadiens, plus métaphoriques cependant, Denis Farley et Michel Campeau.
Le Mois de la Photographie à Montréal, au-delà de la présentation de centaines d’images, c’est aussi une réflexion en profondeur sur le médium. Comme il l’a été indiqué précédemment, la particularité de ce festival consiste en des liens étroits entretenus avec les trois université locales (où, d’ailleurs enseignent la commissaire générale de cette année, Martha Langford, ainsi que le commissaire de la très intéressante édition 2003, Vincent Lavoie). Un colloque « historien » (plutôt qu’ « historique ») et critique se tenait les 22 et 23 septembre dans les magnifiques locaux du centre canadien d’Architecture. Les invités en étaient Geoffrey Batchen (City University of New York), Vincent Lavoie (UQAM), Fae Brauer (University of New South Wales), Michel Campeau, Holly King, Michael Snow, Francine Dagenais (Université McGill), Martyn Jolly (Australian National University), Louise Déry, Carolee Schneeman, Kirsty Robertson (Queen’s University), et Peggy gale (Toronto).
L’heure des bilans étant arrivée, celui de Montréal s’avère globalement positif. Avec un budget sur 2 ans d’environ 700 000 dollars canadiens, soit une baisse significative par comparaison à 2003, un budget bien inférieur à ceux des grands frères d’Arles ou Paris, une équipe réduite, l’absence de sponsors privés, le Mois de la Photo 2005 réussit à conjuguer photographie Montréalaise, Québécoise, nationale et internationale avec succès. Avec Fotofest à Houston (TX), ils sont les deux seuls festivals à la fois populaires et de qualité internationale du continent nord américain (Toronto est plus local), réaffirmant la volonté constante des élus montréalais et québécois (le Québec s’est doté d’un conseil des Arts et des Lettres alors que l’on cherche encore un ministère de la culture au sud de la frontière canadienne où on attend sans doute une intervention « providentielle » de type « Intelligent Design ») de donner à Montréal une dimension culturelle que peu de villes partagent à l’échelle de la planète. Un point noir cependant subsiste : il semblerait que les dépenses aient quelque peu excédé les recettes et le déficit s’avère reconductible ce qui va sans doute forcer le bureau du festival à chercher d’autres financements pour sa version 2007.